
En juin 2022, Grenoble Ecole de Management organisait un colloque national sur la problématique du bien-vieillir, en présence de différents acteurs du soin et de la prise en charge des personnes âgées dépendantes. Son ambition ? Analyser, ensemble, les alternatives innovantes aux Etablissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), et dresser des perspectives.
Entretien avec Claire Le Breton, chercheuse associée à la chaire Territoires en transition et professeure assistante au département homme, organisations et société de Grenoble Ecole de Management (GEM). Elle est également la co-autrice d’une vaste enquête qualitative conduite en France, en 2020 et 2021, sur les expérimentations alternatives aux Ehpad, avec Frédéric Bally, Albane Grandazzi et Thibault Daudigeos, professeurs à GEM.
Quelles sont les projections concernant le vieillissement de la population dans l’hexagone ?
Selon l’Insee, la France comptera 4 millions de seniors en perte d’autonomie en 2050, contre 2,5 millions en 2015. Ces personnes nécessiteront un soutien médicalisé massif, jusqu’à des formes d’assistances plus quotidiennes pour se lever, se nourrir ou faire leur toilette. Selon ces mêmes projections, pour maintenir le pourcentage de personnes en établissement, il faudrait que le nombre de places en Ehpad, établissements pour personnes âgées moins dépendantes et accueils temporaires, augmente de 50 % à l’horizon 2050.
Cette option n’est pas à l’ordre du jour : les structures Ehpad, telles que nous les connaissons, sont jugées trop coûteuses et souffrent de multiples sources de stigmatisation.
Quelles sont les causes de cette stigmatisation ?
Les chercheurs de la chaire Territoire en transition travaillent actuellement à la rédaction d’un article scientifique, visant une approche théorique autour de la stigmatisation des personnes âgées dans nos sociétés. Car, derrière le sujet de la dépendance des anciens, se cache le sujet fondamental de la mort, qui est toujours évacué lors des débats. Les Ehpad sont perçus comme des lieux « mouroirs », ce qui constitue le fond du problème. Ces établissements concentrent en effet dans un même espace des corps et des esprits vieillissants qui s’échappent, et que l’on ne veut pas voir.
Selon la littérature scientifique existante, le stigma est « contagieux » et « collant ». On ne sort pas indemne d’un Ehpad, tant pour les familles que pour les personnes qui y entrent. Ce lieu n’est pas anodin. C’est la raison pour laquelle il est la plupart du temps perçu comme un espace de concentration peu désirable.
D’après votre enquête, quelles alternatives se profilent déjà ?
Les acteurs du soin et de la prise en charge des personnes âgées dépendantes mettent d’ores et déjà en place des stratégies diversifiées afin de soulager le stigma, en investissant, par exemple, d’autres activités que le soin et la prise en charge de la dépendance : des activités ludiques et d’animation, des événements festifs… Or, nous expliquons dans nos travaux que ce changement d’organisation de l’activité permet, dans une certaine mesure, de soulager la stigmatisation dont les Ehpad souffrent.
Les Ehpad hors-les-murs ou « DRAD » représentent une alternative, qui est déjà expérimentée. L’établissement demeure un centre ressource, qui coordonne et anime des activités qualitatives (l’animation, le jeu, des événements festifs…). Parallèlement, toutes les activités de soin et de prise en charge sont externalisées : les soins quotidiens, les toilettes, les repas, les prises médicamenteuses… Ce changement d’organisation s’apparente ainsi à celle des plateformes : une entité-mère (l’Ehpad) coordonne et délègue le cœur d’activité aux travailleurs indépendants. On observe ainsi un glissement qui s’apparente à une forme d’ubérisation du soin et de la prise en charge de la dépendance. C’est tout l’objet de notre travail de recherche actuel.
En quoi ces nouvelles formes d’organisation pour la prise en charge du grand âge pourraient-elles remédier au problème de fond ?
Ce mode d’organisation « ubérisé » à l’image des plateformes Deliveroo, Uber ou encore Airbnb, est effectivement décrié : une organisation-mère (déresponsabilisée) centralise l’activité et fait appel à des professionnels libéraux, qui eux, portent la responsabilité de leurs interventions à domicile. La question est de savoir s’il est souhaitable de soulager le stigma des corps mourants en le transférant vers des plateformes ubérisées.
Ce qui est certain, c’est que cette forme d’organisation du soin et de la prise en charge des anciens à domicile, devrait soulager le budget de l’Etat.