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Télétravail et autonomie des salariés : une logique de « double-jeu » agile

Séverine Le Loarne, esiegnant chercheur à Grenoble Ecole de Management
Publié le
20 Avril 2020

En ces temps de confinement à domicile, le télétravail s’affirme comme un outil salvateur pour les économies occidentales, bâties sur le secteur tertiaire. Et si le télétravail ouvrait la voie à une nouvelle ère managériale, fondée sur une autonomie bien comprise des collaborateurs, et sur un préalable : la confiance.

Entretien avec Séverine Le Loarne, enseignante-chercheure et titulaire de la Chaire de recherche Femmes et renouveau économique (FERE(1)), à Grenoble Ecole de Management. Elle est l'instigatrice d'un protocole de recherche en cours(2), portant sur la gestion du temps professionnel et du temps personnel à domicile, conduit auprès d'un panel de femmes entrepreneures, en Californie, et très prochainement en France.

L'étude, que vous dirigez avec vos étudiants en DBA, préfigure le contexte de télétravail dans lequel nous nous trouvons majoritairement. Toutes ces femmes entrepreneures travaillent à leur domicile et gère concomitamment agenda personnel et agenda professionnel. En quoi consiste votre recherche ?

Cette étude met en corrélation la gestion du temps professionnel et du temps personnel, au regard de la performance de l'entreprise, en termes de chiffre d'affaires notamment mais aussi au regard des tâches domestiques, familiales. L'analyse porte en particulier sur la manière dont ces femmes entrepreneures font un arbitrage entre leur activité professionnelle et la gestion des enfants. C'est-à-dire, comment elles parviennent à concilier vie professionnelle et vie familiale à la maison. L'étude se focalise sur les agendas. Elle analyse les rythmes de vie et les temps dédiés aux différentes sphères professionnelle/privée. Le protocole consiste à étudier les agendas de toutes les femmes du panel, et s'appuie sur la conduite d'entretiens qualitatifs, tous les trois mois. L'objectif est de mettre en évidence les facteurs de stress inhérents au travail à domicile et les conséquences sur la performance de l'entreprise. 

Quels sont les premiers résultats ?

Il n'y a pas de bonne solution, ou plus précisément, de solution standardisée : on ne constate aucune corrélation entre une organisation type (ou normée) du rythme de vie ET la performance de l'entreprise de ces femmes entrepreneures. Ou même, de corrélation avec la sensation de stress exprimée. Il n'existe donc pas de « recette » sur la manière dont il faut s'organiser. C'est un préalable important.

En revanche, une des bonnes pratiques résiderait dans la manière d'articuler le rythme de travail de la femme entrepreneur, le rythme et la nature de l'activité ET le rythme de vie de la femme entrepreneur, combiné au rythme biologique et scolaire de l'enfant. Si cette harmonie ne fonctionne pas, il y a non seulement du stress, mais aussi une mauvaise performance de l'entreprise. On sait aussi que « tout faire ensemble » – temps dédié aux enfants et temps dédié au travail –, est source de stress, et s'avère peu performant sur le long terme. Les premiers résultats de cette recherche devraient être présentés à la conférence DIANA, en octobre 2020.

Quelles sont donc aujourd'hui vos préconisations pour les collaborateurs – et leurs managers –, qui combinent actuellement télétravail / vie domestique / éducation des enfants ?

Improvisez à l'échelle individuelle, et faites confiance aux collaborateurs ! Car chacun connaît parfaitement sa partition. En effet, La défiance (françaises notamment) face au télétravail se fonde sur la peur des directions de perdre le contrôle. Mayer est un auteur qui a beaucoup publié sur le facteur confiance dans les organisations et au plan de l'individu. C'est une donnée déterminante. La confiance est une émotion secondaire, qui se mesure à partir de trois variables clés :

  • L'habilité. La conviction que l'autre sait faire le travail.
  • La « bénévolence ». La certitude que l'autre a envie de collaborer et de travailler avec vous.
  • L'honnêteté. La conviction de sa fiabilité, dans le champ de la propriété intellectuelle notamment.

Dans le contexte actuel, qui n'est pas choisi, le télétravail se fonde, de fait, sur une logique de la confiance, qui confinerait presque à la foi…

Quels sont les messages que vous souhaitez transmettre aux directions d'entreprises, petites et grandes ?

Le système doit lâcher du lest ! Les gens doivent pouvoir élaborer la façon optimum de s'organiser. Il est indispensable de remettre en cause la « logique projets », et surtout, la manière avec laquelle on gère le temps dédié aux projets. Il est nécessaire aujourd'hui de rompre avec un rythme de travail « normé », fondé sur les horaires ouvrés. La norme peut évoluer… Sachant qu'elle est déjà très variable selon les latitudes : on ne travaille de la même manière en Espagne, à Londres, New York et à Paris… De même, dans les entreprises familiales du commerce ou de la restauration, par exemple, l'entreprise se pense et se vit comme un système : l'enfant est souvent là, et fait partie intégrante d'un tout en interaction. Toutes les activités externalisées « asynchrones » (l'écriture, la recherche, l'enseignement, l'informatique…), s'articulent depuis longtemps dans un modèle systémique… et fonctionnent très bien ! Pour l'activité salariée, les freins relèvent de raisons légales, du facteur confiance et de facteurs systémiques : l'environnement interne et externe de l'entreprise.

Quels seront donc les principaux freins à lever à l'avenir pour étendre et favoriser cette autonomie en ligne ?

Il faut passer d'une logique « d'orchestre symphonique » à une logique « d'orchestre d'improvisation », en réseau. Et définitivement, rompre avec le contrôle des tâches effectuées par les collaborateurs à distance – principal facteur contre-productif !

Les managers et les DRH doivent se positionner dans une logique d'agilité – tout comme le salarié –, au profit d'une logique de « Servant leadership » : la capacité à se mettre au service de ; en quoi puis-je t'être utile ? Exit donc, le contrôle des modalités, qui sont mises en œuvre par les collaborateurs au profit du résultat. Dans ce cadre, le télétravail génère, de fait, plus d'implication et de transfert de connaissances.

En cette période, l'impératif d'une logique de « double-jeu » agile conditionne la pérennité de l'édifice. J'aime l'image d'un bâtiment en période de séisme, dont les fondations et l'ensemble de la structure, sont construites pour plier et ne pas céder…


  • La Chaire FERE a conduit de nombreuses études pour Réseau Entreprendre, BNP-Paribas, EIT Health et, très récemment une étude sur l'entrepreneuriat féminin pour Bouge Ta Boite :
  • Cette enquête vient conforter une étude préalable – dont les résultats seront présentés à la conférence Babson, en 2020 –, construite sur l'analyse des entrepreneurs/parents qui travaillent à partir de leur domicile conjugal.

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