
10% de la population mondiale souffre d'une perte partielle ou totale de l'odorat : l’anosmie. Cette affection, souvent irréversible, isole les individus, créant un terrain propice à la dépression chronique. En mars dernier, Grenoble Ecole de Management a lancé une nouvelle Chaire de recherche : Anosmie, rendre visible l'invisible, portée par Vincent Mangematin, directeur scientifique de la recherche et professeur de stratégie à GEM. Entretien.
Pourquoi une nouvelle Chaire « Anosmie, rendre visible l'invisible » à Grenoble Ecole de Management ?
GEM a créé, voici 2 ans, la Fondation GEM School for Business For Society, qui s'attache à détecter et comprendre les phénomènes émergents. Son ambition est de forger les outils qui concilient l'économique et l'humain. L'engagement social et responsable de GEM est donc de travailler au côté des individus en situation difficile, non en tant que militant, mais afin de proposer des modèles et des solutions économiquement viables. L'anosmie est une affection parfaitement identifiée et fortement handicapante, puisque 50 % des anosmiques sont désocialisés.
Cette Chaire contribuera à fédérer des compétences et à mettre à la portée des patients anosmiques des outils technologiques qui les aideront à mieux vivre. Une grande école de commerce a donc toute légitimité à porter une réflexion, afin de mobiliser une communauté de recherche et développement autour de l'anosmie.
La Chaire Anosmie a donc un double objectif : sensibiliser le grand public sur cette affection méconnue, et interpeller les industriels afin de développer des solutions efficaces. Où en êtes-vous actuellement de vos recherches ?
L'objectif de la Chaire Anosmie est de donner aux anosmiques des outils qui s'inspirent des nouvelles technologies, pour proposer des solutions financièrement accessibles et efficaces. Pour cerner les besoins, les chercheurs souhaitent d'abord mobiliser une communauté anosmique. Pour savoir comment les malades acceptent les technologies innovantes, les enseignants-chercheurs de la Chaire ont d'ores et déjà analysé pourquoi les malentendants avaient repoussé la technologie du Transistor dans les années 1990. Nous avons également nourri la réflexion de la communauté anosmique autour de l'usage des prothèses auditives, mais aussi des dispositifs développés autour du diabète.
Ces différentes études nous permettront de cerner les liens possibles entre les usages, les technologies émergentes et les business models pour des communautés aux attentes disparates. Actuellement, nous collaborons avec le département de psychologie de l'Université Grenoble Alpes, et conduisons des tests en laboratoire sur l'anosmie.
Le premier partenaire de la chaire est la start-up grenobloise Aryballe Technologies. Cette dernière a mis au point une technologie pionnière, brevetée à l'échelon mondial : l'olfaction digitale (ou nez artificiel), orientée pour l'heure vers l'industrie. Quelles sont vos perspectives de développement ?
Nous travaillons autour de l'émergence de business models en lien avec les biotechnologies. Nous privilégions ainsi une démarche de co-développement. Après la digitalisation de la vue, comme en témoigne Instagram, du son avec les lecteurs MP3…, Aryballe Technologies est la première entreprise au monde à digitaliser l'odeur et le goût. Une révolution. Nous allons donc tester la cohérence d'un business model fiable, axé sur la technologie prometteuse d'Aryballe, à Grenoble.
La valeur ajoutée de cette technologie est forte. L'objectif est bien d'optimiser l'usage et le coût de la technologie pour les utilisateurs finaux (les personnes anosmiques), dont la communauté est encore distendue. Ce qui complexifie notre tâche. D'où l'intérêt d'une mobilisation et l'enjeu de portée internationale de la Chaire Anosmie. »
Tristan Rousselle, co-fondateur et président d'Aryballe Technologies, à Grenoble.
« Vers un capteur d'odeur universel et portable »
Chercheur en biologie et spécialiste des protéines, Tristan Rousselle a développé au CEA Grenoble un biocapteur, initialement adapté aux gaz industriels pour le traitement des eaux et des déchets, aux industries agro-alimentaires, cosmétiques et parfumeurs pour le contrôle qualité. Ce nez électronique est en soi une innovation de rupture, car elle combine les technologies de l'optique avec la biochimie, l'électronique, l'informatique, les bases de données...
« Mesurer la nature d'un signal olfactif, qui est uniquement portée par des molécules biochimiques, a toujours été plus compliqué que mesurer des ondes radio ou lumineuses, note-t-il. Les 3 premiers prototypes réalisés tiennent dans la main, mesurent une vingtaine de centimètres de long, 5 à 6 centimètres de largeur et pèsent 400 à 500 grammes. Le dernier se pilote avec un iPhone. Le capteur, en tant que tel, fait la taille d'un pouce.» Aryballe Technologies est donc aujourd'hui en capacité de détecter de façon scientifique et technique des odeurs que seul le nez humain peut déceler. La possibilité d'olfaction digitale constitue un enjeu colossal pour les millions d'anosmiques dans le monde.
«Pour la première fois, on envisage d'atteindre un objectif : amener jusqu'au grand public la possibilité de mesurer et d'enregistrer les odeurs. D'où le partenariat établi avec GEM, afin de réfléchir aux usages, mobiliser une communauté internationale et développer de nouveaux modèles d'affaires autour de l'olfaction digitale, confirme Tristan Rousselle. Le capteur donnera des indices sur l'environnement des anosmiques. Ce ne sera pas un traitement, mais un bout de solution d'assistance, visant à retrouver des sensations gustatives et olfactives à table, identifier son odeur corporelle, déceler de mauvaises odeurs sanitaires… ».
Ambition : mettre au point d'ici 5 ans le premier capteur nasal digital. Aryballe Technologies (18 salariés), créée voici 3 ans, a réalisé mi-2016 une levée de fond en vue d'une première industrialisation de son procédé pour l'industrie.