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L’humiliation au travail : une stratégie gagnante pour les employeurs ?

L’humiliation au travail : une stratégie gagnante pour les employeurs ?
Publié le
04 Mai 2023

L’humiliation sur le lieu de travail, loin de se cantonner aux pays en développement, est-elle une arme permettant d’accroître la productivité des employés ? Pour la première fois, une vaste étude qualitative du travail domestique, réalisée à Calcutta en Inde, a mis en lumière la façon dont les employeurs rendent les travailleurs craintifs et dociles en les humiliant.

Entretien avec Ismael Al-Amoudi, professeur de management au département Hommes, Organisations et Société de Grenoble Ecole de Management. Avec Rohit Varman et Per Skålén, il est le co-auteur de cette étude, réalisée entre 2013 et 2023, et publiée dans la revue de référence Organization Studies. Ismael Al-Amoudi témoigne des enjeux économiques et de la portée contemporaine de l’humiliation au travail, y compris dans nos économies occidentales.

Votre étude au long cours, réalisée à Calcutta, en Inde, pose la question de savoir si l'humiliation au travail est un outil de contrôle et d'exploitation des collaborateurs. Comment définissez-vous l’humiliation dans les relations employeurs-salariés ?

L’humiliation au travail est caractérisée par une dégradation de l’identité de la personne, au point d’être privée de ses droits. Nous ne disposons pas de vocabulaire institutionnel pour décrire cela. L’humiliation au travail ne s’apparente pas au harcèlement, dont le caractère répétitif est normé. L’humiliation, ce n’est pas non plus de l’exploitation sur le lieu de travail.

Notre recherche, publiée début 2023, s’inscrit dans un projet global : la violence qui est à l’œuvre dans le monde entrepreneurial, où l’employé est « déréalisé » au sens où ses droits sont bafoués, créant une sphère propice à la violence impunie. Dans le monde du travail, un employé déréalisé (perçu comme iréel) est donc un individu auquel l’employeur ne s’identifie pas. Le concept de personne déréalisée a initialement été développé par Judith Butler, évoquant les violences sans traces perpétrées contre les personnes transexuelles aux USA, ainsi que les prisonniers de Guantanamo Bay.

Notre précédente étude, réalisée de 2006 à 2016, au sein d’une usine Coca Cola, en Inde, témoignait déjà de cette situation de « déréalisation », où les individus sont invisibles, et leur souffrance effacée. Ces gens bafoués ne s’en remettent pas à la police, ni à la justice pour revendiquer leurs droits. Car, dans les faits, l’exercice de l’humiliation symbolique, sexuelle et physique touche d’abord à la destruction de l’identité, au sens de la capacité à être un sujet dans le monde.

Quels sont les facteurs qui ont motivé votre recherche conjointe ?

Il existe depuis des décennies d'excellents travaux qui traitent de l'oppression et de l'exploitation sur le lieu de travail, ainsi que des travaux d'historiens sur l'humiliation. En revanche, l'humiliation au travail a été très peu étudiée. A notre connaissance, notre article est le premier qui établit des liens entre l'humiliation au travail et la productivité du travailleur.

Ce phénomène repose sur des mécanismes organisationnels et institutionnels. Les pratiques, qui s’avèrent humiliantes, ont un rôle à jouer qui se traduit par : comment l’humiliation peut-elle être mobilisée afin d’exploiter les employés et les rendre plus productifs ? Si l’on se réfère aux conclusions de notre étude, il faut reconnaître qu’il existe un lien entre les employés humiliés et les gains de productivité au travail : les employés humiliés peuvent parfois être très productifs en termes de ROI (Return on investment), car ils sont corvéables à merci et ont du mal à revendiquer leurs droits.

les employés humiliés peuvent parfois être très productifs en termes de ROI (Return on investment), car ils sont corvéables à merci et ont du mal à revendiquer leurs droits.

Comment les résultats de votre étude pourraient-ils être duplicables dans les différentes formes d’organisation du travail, en France notamment : hiérarchie pyramidale, management participatif, entreprise libérée, travail à distance… ?

Les entreprises libérées peuvent être le théâtre d’humiliation beaucoup plus cruelles qu’au sein d’une entreprise dont l’organisation est traditionnelle ! Il est important de ne pas confondre « hiérarchie » et « humiliation », qui ne coïncident pas forcément. Au contraire. Des gens détenant des valeurs, ayant fait leurs preuves en tant que managers ou dirigeants, génèrent un grand respect auprès de leurs collaborateurs. Cette relation de « maître à disciple » n'est pas malsaine en tant que telle, notamment lorsqu'elle permet, un jour, de voir le disciple devenir maître à son tour.

L’humiliation a donc lieu dans le cadre d’une organisation – mais ce n’est pas forcément l’organisation formelle qui prime. Ce sont d’abord la culture de l’entreprise et la relation au travail qui prédominent. Un télétravailleur pourra être dans une relation de bienveillance et de respect avec sa hiérarchie ou avec ses commanditaires. A l’inverse du télétravailleur marchandisé. Une même organisation du travail peut donner lieu à des contextes humiliants ou de respect. La question porte sur la relationnalité employeurs/employés.

Au-delà, la question du « coût » de la dignité est fondamentale. Notre étude pointe que la personne humiliée est un facteur économique à part entière. Et, si l'humiliation existe pour de multiples raisons, les motifs économiques sont fondamentaux sur le lieu de travail, notamment dans une société néo-libérale. Pour attirer les talents, éviter l’absentéisme, obtenir des gains de performance… on sait qu’il faut assurer un minimum de dignité au travail. Mais, ce que notre étude a révélé, c’est que l’humiliation au travail, malheureusement, est dans certains cas une stratégie gagnante en termes de productivité économique.

En quoi les résultats de votre étude, en Inde, peuvent-ils concerner l’organisation des sociétés occidentales ?

Notre recherche démontre que, malheureusement, ces mécanismes ne relèvent pas de l’exotisme. Notre enquête relève en effet que les travailleurs domestiques de caste haute sont traités comme les autres. Cela signifie clairement que la classe sociale est plus importante que le contexte contemporain néo-libéral, en Inde.

Ainsi, ce sont plutôt les destinations sociales qui peuvent se révéler humiliantes. En Occident, les individus détiennent de nombreux droits formels. En revanche, les droits réels ne fonctionnent pas. Un exemple : un postulat actuel veut que chacun puisse créer une entreprise, ce qui suppose des efforts, de la volonté et des talents. C’est possible. Mais, ce n’est pas le cas. Pourquoi ? Car la société est profondément inégalitaire en termes de capital social, économique et culturel. C’est ce que David Graeber nomme le « Mythe de l’égalitarisme », critiquant le mythe d'une société égalitaire où tout est possible avec de la volonté et de l'intelligence. De son côté, l’économiste français, Thomas Piketty, évoque, chiffres à l’appui « La France du Père Goriot », le personnage du roman du XIX ème siècle d'Honoré de Balzac. Une France, bien contenporaine, dont la destinée de chacun est toute tracée… Soit par la naissance, soit par le mariage…

Dans nos sociétés, et particulièrement en France, un sentiment d’humiliation puissant traverse les contestations sociales : « les gilets jaunes », les confrontations de rue, la question des retraites… Ce sentiment est puissant, diffus et d'autant plus explosif. Notre travail théorique sur l'humiliation permet de mieux comprendre tant la colère des grévistes que le désarroi du gouvernement. Ce dernier estime que les Français l'ont élu et investi d'un mandat pour un projet de société privilégiant la croissance économique et la rentabilité des entreprises. Pour le gouvernement, les Français sont respectés et ils peuvent parfaitement faire valoir leurs droits selon les voies institutionnelles.

Pour preuve le dernier scrutin présidentiel ! Mais la plupart des électeurs se sont surtout mobilisés pour voter contre le fascisme plutôt que pour le programme présidentiel. De ce fait, de nombreux Français ont le sentiment que leur gouvernement les ignore, peut-être parce qu'ils ne font pas partie de la même caste privilégiée. Face au recours répété au 49.3, les gens se sentent à chaque fois trahis, salis, humiliés. Aux humiliations du monde de l'entreprise, viennent s'ajouter les humiliations d'un gouvernement pro-entreprises. Il devient alors de plus en plus difficile d'imaginer des solutions fondées sur un dialogue égalitaire, alors que le sentiment de rage remplace le désir de conciliation. 

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