
Locaux, nationaux ou internationaux, les festivals sont en pleine croissance. Ces véritables institutions sociales ont la principale caractéristique d’être éphémères. En mobilisant énergies et ressources, les festivals s’apparentent tout à la fois aux rituels d’antan, mais intègrent toujours une part de contestation. Analyse d’un subtil cocktail de conformisme et de militantisme…
Entretien avec Gazi Islam, enseignant-chercheur en sciences des organisations, à Grenoble Ecole de Management. Il est notamment l'auteur de plusieurs études microsociologiques portant sur les rituels, dont deux centrées sur les festivals. Les recherches ont été conduites entre 2009 et 2019. Toutes ont croisé différents types d'événements, comme le sommet des Nations Unies, en 2019 – une analyse conduite en collaboration avec Charles-Clemens Rüling, professeur en théorie des organisations et directeur de la recherche à GEM.
Le festival est une institution sociale « étrange » qui, par essence, a la caractéristique d’expirer.
Est-ce la grande spécificité d’un festival ?
Nous pouvons établir une analogie entre l’éphémère des festivals et la temporalité des saisons, de l’agriculture et des rituels religieux. Dans la littérature anthropologique, la société révèle ainsi ses limites, sa temporalité. C’est pourquoi les festivals constituent un élément de rituel.
Le festival, par sa fugacité, casse la logique de la permanence des institutions sociales. L’éphémère d’un festival pose ainsi les limites de la temporalité sociale : au sein d’un festival, la population se trouve réunie un temps donné et se divise de nouveau par la suite. C’est ainsi que notre recherche a porté au départ sur l’étude des rituels, dont la nature est très liée aux festivals.
Au sein d'un festival, la population se trouve réunie un temps donné et se divise de nouveau par la suite
Aujourd’hui, quelles sont les ambitions d’un festival ?
Le festival a pour but de promouvoir l’unité de la société. En effet, aujourd’hui, la société se sent menacée par la fragmentation. La centralité d’un festival en un même lieu physique affirme de fait le corps social face à la temporalité et l’éphémère. Finalement, c’est une ironie : nous sommes au cœur d’un véritable paradoxe !
Un exemple ? Le Festival de Cannes. L’unité de l’industrie cinématographique est particulièrement fragmentée. C’est d’ailleurs un miracle que cela fonctionne. On y trouve une multitude d’auteurs et d’acteurs, parfois très dissemblables… Et, en même temps, c’est une véritable compétition, qui se caractérise par des gagnants et des perdants... au même titre que les tournois d’antan ! Il reste que cette composante varie selon les festivals. C’est ainsi que pour les Oscars ou les Grammy Awards, il y a création d’une communauté, qui établit une hiérarchie. Ce sont ainsi des « événements configurant du champ » : ils montrent les normes – quel type de film peut gagner et ne peut pas gagner… C’est ainsi qu’un film peu critique, suscitant l’émotion et agrémenté souvent d’une musique classique, peut être conçu pour concourir aux Oscars.
Les festivals sont donc pour la plupart lisses et « formatés » dans leurs ambitions ?
Tous ne le sont pas. Des événements ou manifestations d’envergure internationale, comme la Cop 21, qui n’est certes pas un festival mais s’y apparente, réaffirme et reproduit les schémas de fonctionnement de la société. En résumé, nous pouvons spécifier trois genres de festivals :
- Un rituel conservateur, qui est conforme à un certain ordre social.
- Un événement fédérateur au sein de la société.
- Un événement dont le but est de changer la société.
La plupart du temps, les festivals combinent un subtil mélange de ces trois composantes. Un sommet au Nations unies peut virer au rituel ; alors même que la frange engagée des environnementalistes réaffirmera une volonté de changement… Ce qui est sous-jacent, c’est bien le rôle de la critique au cœur même des festivals. C’est d’ailleurs tout l’objet de notre étude : dans quelle mesure un festival est-il un ressort ou un frein à la critique et la contestation ?
Pouvez-vous illustrer votre analyse par des exemples ?
Un festival de musique par exemple dépend la plupart du temps du travail bénévole et gratuit. Car, en effet, il existe un fort sentiment communautaire, porté par un désir d’unification, ce qui est souvent différent du monde du travail. Dans le même temps, le travail bénévole est par définition gratuit (au mieux, les bénévoles gagnent un billet d’entrée), pour des travaux peu sympathiques alors même que les festivals sont devenus une méga industrie. Dans ce cas de figure, le festival est devenu un « espace colonisé » : la valeur sociale est « expropriée » par les organisateurs du festival. La question qui se pose alors, pour les bénévoles, est la suivante : puis-je participer sans devenir un « travailleur gratuit » ? On assiste ici à une lutte d’identité entre le statut de travailleur ou celui de bénévole. La question du statut des intervenants dans les festivals pose donc la question de la nature des festivals : sont-ils conservateurs ou contestataires ?
Nos deux études confirment que tous les festivals combinent une dynamique conservatrice et une dynamique contestataire.
En témoigne l’étude d’un festival de Mardi Gras, conduite à la Nouvelle-Orléans aux Etats Unis, qui combine tout à la fois une dynamique très conservatrice et un mouvement interne anti-Trump, très militant. Les deux courants se déroulent de façon parallèle. De même, la Marche des Fiertés (Gay Pride) est aujourd’hui « récupérée » par les grandes entreprises qui sponsorisent la manifestation, alors qu’elle avait à l’origine un objectif contestataire … Aujourd’hui, cette marche se concrétise dans plusieurs « mini marches », qui combinent une dynamique conformiste et une dynamique contestataire. De même, le Festival d’Avignon associe depuis l’origine des événements théâtraux plus ou moins spontanés et organisés (Avignon Off), et un Festival officiel qui demeure l’épicentre des festivals artistiques, en France.
Enfin, à sa mesure, le mouvement des Gilets jaunes en France (qui n’est pas un festival, certes), articule plusieurs éléments conservateurs et contestataires…
Bibliographie
- Toraldo, M.L., Islam, G. & Mangia. G. (2019) Serving time: Volunteer work, liminality and the uses of meaningfulness at music festivals. Journal of Management Studies, 56(3), 617-654.
- Toraldo, M.L. & Islam, G. (2019). Festival and Organization Studies. Organization Studies, 40(3) 309–322.
- Islam, G. and Zyphur, M.J. (2009). Rituals in organizations: A review and expansion of current theory. Group and Organization Management, 34, 114-139
- Islam, G., Rüling, C.C. & Schüßler, E. (in press). Rituals of critique and institutional maintenance at the United Nations Climate Change Summits. In J. Sieweke, L. Wessel and P. Haack(eds.) “Microfoundations of Institutions” (Research in the Sociology of Organizations, Volume),pp.. London: Emerald
- Islam. G., Zyphur, M.J., Boje, D. (2008). Carnival and spectacle in Krewe de Vieux and the Mystic Krewe of Spermes: The mingling of organization and celebration. Organization Studies, 29,1565-1589.