
Quels sont les facteurs d’intention qui conduisent une équipe dirigeante à développer des processus d’entreprise orientés vers le développement durable ? Pour comprendre, Séverine Le Loarne, enseignante-chercheuse à GEM et son équipe de recherche de la Chaire Femmes & Renouveau Economique, ont réalisé une étude de cas longitudinale auprès d’une entreprise de transport de marchandises. Entretien.
Quel est l'objet de votre étude qualitative, conduite auprès d'une entreprise de transport routier, de 2013 à 2020 ?
Notre étude relate le processus par lequel une entreprise qui n'est pas spécialement « verte » dans son activité décide de devenir verte. Nous nous sommes intéressés plus spécifiquement à dresser l'esquisse d'un modèle qui permet de comprendre comment une équipe entrepreneuriale (donc un groupe de personnes) décide de faire pivoter la stratégie de son entreprise vers une stratégie « verte », et à quel degré.
Notons que notre article est paru en 2020. Depuis lors, nous avons cumulé une crise sanitaire et aujourd'hui le conflit russo-ukrainien. Le contexte de l'analyse n'est donc plus tout à fait le même.
Quelle a été la méthodologie employée ?
Nous sommes là dans une démarche illustrative : l'étude d'un cas extrême, qui se focalise sur l'activité d'une PME qui œuvre dans le transport de marchandises par camion. Il s'agit donc là d'une activité qui ne peut pas reposer sur une activité verte et qui n'a pas les moyens de faire de l'innovation technologique. Pour conduire cette réflexion, nous avons appliqué une réflexion menée à partir de la théorie des comportements planifiés, issue des recherches d'Azjen, qui identifie trois antécédents : l'attitude envers le comportement (celui de développer un business vert), les normes subjectives (les pressions qui s'exercent pour que le comportement devienne vert), et le contrôle perçu du comportement (l'individu pense qu'il est à même d'adopter ce comportement).
Ce modèle est largement utilisé pour expliquer les intentions entrepreneuriales des individus. En revanche, il n'a pas été utilisé dans le cas d'une équipe entrepreneuriale et dans le cas du pivotage stratégique. Nous nous sommes donc intéressés à la manière, au processus par lequel chacun des membres de l'équipe dirigeante parvient à pivoter, à changer d'attitude et à émettre l'intention qu'il faut agir afin de réorienter la stratégie d'entreprise.
Dans ce processus d'analyse, quelles sont vos principales observations ?
Nous sommes là sur des processus plutôt lents : un changement de posture individuel, puis un changement de posture de groupe et ensuite le passage à l'action.
La posture est initiée par une femme, la dirigeante de l'entreprise de transport, qui va progressivement avancer des arguments pour faire changer l'antécédent « attitude » de ses associés.
Cette femme change d'attitude suite à l'influence de deux autres antécédents :
- la norme sociale, issue du réseau de proximité (le réseau professionnel qu'elle fréquente) qui d'ailleurs, paradoxalement, ne lui parle pas vraiment de politique verte mais qui lui fait prendre conscience de l'environnement dans lequel le dirigeant vit, autrement dit « lui fait sortir le nez du guidon ».
- la perception qu'elle a, la confiance qu'elle a dans ses capacités : je peux faire bouger les choses au sein de mon entreprise, mais aussi ailleurs. C'est la fréquentation de ce réseau qui lui donne petit à petit cette perception.
Quelles sont les perspectives qui se dessinent à l'issue de votre étude ?
Ce travail ouvre une double discussion, et diverses implications.
Une première discussion porte sur la place du genre dans ce travail : la dirigeante ici, est une femme et le réseau est un réseau féminin. Est-ce que le « care », vertu que les femmes auraient acquises et appliquées parce qu'on leur a attribué ce rôle pendant longtemps, serait une clé ? Si tel est le cas, le rôle des réseaux de femmes chefs d'entreprise ou de créatrices d'entreprises, ont une vocation intéressante pour accélérer le changement de stratégie des entreprises. Avec des limites toutefois puisque les femmes chefs d'entreprise dirigent surtout des entreprises de service et de petites tailles.
Une seconde discussion porte sur la lenteur du processus. Il faut aller plus vite, mais comment ? Cette notion n'est pas présente dans la recherche mais c'est le regard que je porte aujourd'hui avec mes collègues. L'étude montre en effet que le micro-réseau, la norme sociale véhiculée par les réseaux de proximité comme les clubs d'entreprises, crée l'impact et favorise la prise de conscience. Ce qui n'est pas le cas des messages véhiculés par les medias et les instances gouvernementales. A moins que les clubs d'entreprises ne s'en emparent et les déclinent à leur échelle, localement. C'est aujourd'hui une piste de réflexion.