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Economie du partage et inégalités : comment partager avec ceux qui n’ont pas grand-chose à partager ?

Publié le
15 Mars 2016

Dans le cadre de la conférence Sharin' Grenoble, un événement Grenoble Ville de Demain, qui aura lieu le 22 mars 2016, nous vous proposons une série d'articles sur l'économie du partage et son impact. Vincent Pasquier, chercheur à Grenoble Ecole de Management, réfléchit ici à la relation de l'économie collaborative avec les politiques locaux. Pour plus d'informations sur la conférence traitant de l'économie du partage dans la ville de Grenoble, consultez le site :www.sharingrenoble.com

Parmi les nombreuses promesses  de l’économie du partage, l’une des plus fréquemment mise en avant est celle d’une société plus « égalitaire ». L’argument sous-jacent est simple: les nouvelles  plateformes d’échange de l’économie du partage garantissent « enfin » un accès à tous et à (presque) tout.  Elles permettent  par exemple de profiter à moindre de prix et pendant les quelques heures dont on en a besoin  d’une voiture, d’outillage ou des compétences d’un professeur de langue…  Autant de biens ou services qui seraient tout simplement hors de portée pour beaucoup s’ils devaient les acheter au travers des canaux de l’économie classique.  A priori donc, l’économie du partage profiterait à tous, à commencer par les moins nantis.

Mais cet accès à un plus large ensemble de biens et de services suffit-il pour autant à l’avènement d’une société plus égalitaire ? Ces espoirs  - si souvent lus et répétés qu’on finirait par les prendre pour vérité absolue –  méritent en effet qu’on s’y arrête à deux fois.  Car tout bien considéré, comment imaginer que ces nouveaux circuits économiques dit « du partage » profitent avant tout aux populations les plus désavantagées, alors que ces dernières  ont, par définition, moins à partager que les autres ?

A la lumière des tous premiers résultats de recherche scientifique,  ceux qui espèrent équité et justice de l’économie du partage pourraient vite déchanter.  Car que ce soit en termes de patrimoine  (capital économique),  de réputation (capital social) et ou de compétences et savoir-faire valorisables (capital culturel), les mécanismes de l’économie du partage semblent avant tout maintenir voire creuser  les inégalités existantes. Plus préoccupant encore : ce creusement  des inégalités semble même s’observer dans les initiatives de l’économie collaborative « bien intentionnées » qui affichent  explicitement leur volonté de contribuer à une société plus juste.

Inégalités en terme de capital économique : comment partager sans patrimoine attractif ?

L’ère de l’économie du partage sous-tend l’idée que nous basculons d’un « ancien » monde qui valorise la possession des biens à un monde « nouveau » ou l’usage – d’un logement, d’une voiture, d’une perceuse… - devient plus important que la propriété.  Dans cette optique, le capital économique se mesurerait  davantage en termes d’accès à des biens qu’en termes de patrimoine.  Cette nouvelle relation aux biens est donc censée  créer un formidable effet de levier pour les populations les plus pauvres : ce qui ne pouvait être acheté hier faute de moyens pourra être loué ou emprunté demain à des tarifs raisonnables.

Mais cette nouvelle approche du capital économique, mesurée en termes d’accès et non plus de possession, change-t-elle fondamentalement la donne en termes d’inégalités économiques ?  Si les plus mal lotis économiquement peuvent en partie profiter de ces évolutions, ne sont-ce  pas plutôt les propriétaires d’un patrimoine fortement valorisable qui  en tireront le plus profit ? Pour Hugues Sibille, la réponse ne fait pas l’ombre d’un doute. Dans une interview récemment donnée à Rue891, il affirme sans ambages que  «l’économie collaborative accroît les inégalités patrimoniales. Si vous avez du patrimoine, vous allez pouvoir le rentabiliser. Le locataire d’HLM ne pourra pas faire du Airbnb, alors qu’il en aurait sans doute davantage besoin. »

En termes d’inégalités économiques donc, si l’économie du partage offre de nouvelles possibilités à toutes les strates de la société, rien ne semble garantir que tous en profitent pareillement.

Inégalités de « capital social » : les systèmes de  réputation en ligne renforcent-ils les discriminations ?

L’un des mécanismes de base des plateformes de l’économie collaborative est de garantir un système de confiance entre utilisateurs, lui-même basé sur la « réputation »  de ses contributeurs. Typiquement, sur le site Airbnb, les évaluations laissées après chaque séjour permettent de  construire la réputation des hôtes comme  celles des visiteurs. Ce système d’évaluation « paire à paire » est donc censé fournir un ensemble d’appréciations relativement fiables et objectives…

Sauf qu’en ne se basant que sur ces quelques « indices » de confiance, ces systèmes de réputation peuvent tout aussi bien se nourrir de nos clichés et a priori. C’est en tout cas ce que tend à démontrer une  étude réalisée par deux chercheurs de Harvard2. Leurs travaux révèlent en effet  qu’à logement et quartier équivalents, les hôtes afro-américains affichent des prix 12% inférieurs à la moyenne.

Avec l’e-réputation comme mécanisme principal de la « confiance » dans l’économie du partage, les inégalités en termes de capital social pourraient donc elles aussi se creuser.  Le risque est que  les personnes bénéficiant  déjà d’un réseau de relations conséquent attireront encore plus la lumière sur eux, alors que les moins connectés socialement pourraient se voir encore davantage discriminés.

Inégalités en terme de capital « culturel » : comment naviguer  dans  la nouvelle économie du partage sans en maîtriser les codes ni  les compétences?  

Enfin, tirer profit de l’économie du partage nécessite de maîtriser les technologies qui y donnent accès ainsi que les nouveaux modes de socialisation qu’elle sous-tend. Largement basée sur les nouvelles technologies, l’économie du partage pourrait ainsi creuser les inégalités en suivant la ligne de la fracture numérique qui traverse notre société.

Mais au-delà de cette  (pas si) simple question technique, l’économie du partage génère également des mécanismes d’exclusion bien moins évidents, mais non moins redoutables. Ainsi, Schor et ses collègues3 ont mis à jour bon nombre de mécanismes implicites d’exclusion sociale  au travers de leur excellent travail d’enquête  ciblé sur  diverses expériences d’économie du partage… qui pourtant étaient toutes à but non lucratif et partageaient explicitement l’objectif de contribuer à un monde plus « juste ». A titre d’illustrations, ces chercheurs américains notent : «  les membres importent dans l’économie du partage leur pratiques […] snobinardes et exclusives ».  Ils constatent ainsi que de nombreux de participants  sont peu enclins à recevoir les services de membres ayant un faible niveau d’éducation. Pour parler plus crûment,  l’économie du partage vue par Schor et ses collègues donne clairement l’image d’un entre soi, certes souvent bien intentionné, mais particulièrement « bobos » (BOurgeois-BOhèmes) dont sont exclus  de facto les personnes qui n’en maîtrisent ni les codes ni les usages….

Vers  une économie du partage juste et équitable ?

Comment, dès lors,  faire en sorte que les initiatives de l’économie collaborative permettent véritablement de contribuer à un monde plus égalitaire ?  Sans apporter ici de réponse définitive à cette épineuse question, nous pensons qu’une source d’inspiration pourrait être l’écosystème du partage qui se développe dans la ville sinistrée de Détroit4. Contrairement aux initiatives décrites par Schor, la lutte pour la justice sociale n’y est pas considérée comme une conséquence souhaitée mais comme le but prioritairement recherché. En tant qu’aiguillon et acteur, les pouvoirs publics font donc face à un enjeu fort : faire en sorte que la recherche d’un monde plus juste puisse à l’avenir également emprunter les chemins de l’économie du partage.

Vincent Pasquier professeur et doctorant à Grenoble Ecole de Management

 Notes :

  1. Rue89, 03/01/2016,  "L’économie collaborative accroît les inégalités patrimoniales"
  2. Edelman, B. G., & Luca, M. (2014). Digital discrimination: The case of Airbnb.com. Harvard Business School NOM Unit Working Paper, (14-054)..
  3. Schor, J. B., Fitzmaurice, C., Carfagna, L. B., & Attwood-Charles, W. (2015). Paradoxes of openness and distinction in the sharing economy. Poetics.
  4. Shareable, 06/01/2015, "An Insider's Guide to Sharing City Detroit"

Autre publication de Vincent Pasquier : LES ACTEURS POLITIQUES LOCAUX PEUVENT-ILS FAIRE BON MÉNAGE AVEC L’ÉCONOMIE COLLABORATIVE ?

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