
Depuis les années 1950 jusqu’à la fin des années 1990, les émissions culinaires ont privilégié une transmission descendante et directe du savoir du professionnel vers les téléspectateurs. Mais les années 2000 ont fait voler ce modèle en éclat. Comment est-on passé d’une transmission dogmatique du savoir culinaire au phénomène de starification des chefs-effes ?
Entretien avec Nathalie Louisgrand, enseignante-chercheuse à Grenoble Ecole de Management, spécialisée dans les ressources humaines et le management interculturel. Ses domaines d’expertise portent notamment sur le développement de carrière des chefs étoilés de la gastronomie française.
Qu’est-ce qui a motivé votre sujet de recherche ?
Mon sujet de thèse a porté sur le transfert de la gastronomie française en Chine. Pour ce faire, j’ai eu comme terrain de recherche le restaurant école de l’Institut Paul Bocuse à Shanghai – l’école hôtelière internationale de management, des métiers de l'hôtellerie, de la restauration gastronomique et des arts culinaires. J’ai passé du temps dans les cuisines du restaurant-école en France, puis en Chine. Entre 2013 et 2014, dans le cadre de mon sujet de thèse, je me suis rendue régulièrement en Chine, afin d’étudier comment la gastronomie française y était transmise.
Comment expliquez-vous l’engouement pour les émissions culinaires à la TV, qui ne s’est jamais démenti depuis les premières heures de la télévision française ?
La cuisine est l’un des passe-temps favoris des Français, qui restent très attachés à leur gastronomie. Tout le monde aime parler de nourriture. Le confinement, en 2020, a en effet confirmé cet engouement pour la cuisine et la gastronomie avec des émissions très suivies, comme Tous en cuisine, animées par Cyril Lignac, et la multiplication des cours de cuisine sur les réseaux sociaux. En France, les émissions culinaires sont des activités fédératrices, et génèrent une fierté nationale.
Les années 2000 ont fait voler en éclat le modèle didactique de transmission du savoir culinaire. Quel a été le processus de transformation ?
Les émissions traditionnelles de cuisine existent toujours, comme l’émission de Laurent Mariotte. Simplement, elles ont réduit leur timing, et sont diffusées en fin de journée. Parallèlement, nous avons assisté à la création d’autres formats d’émissions – dont la première animée par Cyril Lignac sur M6. Ce sont des émissions inspirées de la téléréalité, qui sont diffusées en prime time.
Dans ces émissions, le suspense est de mise. La cuisine est utilisée pour ses ressorts spectaculaires et dramatiques. Les chefs montrent leur métier et la pression qu’ils subissent. Ils montrent également l’exploit et dévoilent le milieu de la haute cuisine. L’univers est ici très différent de l’univers de Laurent Mariotte. La cuisine devient un terrain de performance, qui nécessite la maîtrise des règles. Le spectacle entre dans une cuisine de professionnels. Dans Top Chef, nous sommes au cœur d’une compétition : on admire les cuisiniers de haute gastronomie comme on admire un sportif de haut niveau. L’émission de téléréalité, issue du monde anglo-saxon, propose une immersion dans l’univers professionnel de la haute cuisine. Des chefs et cheffes se challengent, et témoignent de leurs conditions d’exercice en réel. La notion du dépassement de soi et l’esprit d’excellence dominent. Et, de fait, Top Chef connaît un succès extraordinaire auprès d’une audience très diversifiée.
Il existe un autre point important : l’univers de la gastronomie met tous les sens en éveil. Un plat a trait au visuel, à la texture, au goût et aux odeurs. Les chefs nous convient dans cet univers.
Aujourd’hui, quatre millions de téléspectateurs regardent Top Chef chaque semaine. Comment ce nouveau format a-t-il façonné l’image des chefs-effes ?
Toutes ces émissions ont changé l’image des Chefs-effes. Avec l’émission Top Chef, on assiste aujourd’hui à un phénomène de starification. Paul Bocuse est le premier à avoir façonné l’image des chefs. Il a sorti les chefs de leur cuisine et les a montrés en train de travailler. Grâce aux émissions TV, Cyril Lignac a connu de plus en plus de succès dans son restaurant. La cheffe multi étoilée Hélène Darroze, a témoigné que les gens ont commencé à réserver une table dans son restaurant dès la première émission TV.
Il ne faut pas oublier qu’il y a un siècle, les chefs ne jouissaient d’aucune forme de reconnaissance, étant très peu connus du grand public. C’est d’ailleurs le cas en Chine actuellement. Aujourd’hui, en France, faire une école hôtelière ne génère plus la même image. La cuisine et la gastronomie bénéficient d’une exposition médiatique inédite, avec une valorisation de tous les métiers de bouche (pâtissiers, chocolatiers, boulangers…) et, plus globalement, une valorisation du quotidien des professionnels de la cuisine : le travail sous pression, la forte hiérarchisation du métier (assortie d’une terminologie militaire comme « coups de feu », « brigades », etc.), les contraintes de production, la dextérité et la créativité requise… Certains deviennent d’ailleurs des busines men, tel que Norbert Tarayre, et se trouvent plus souvent sur les plateaux de télévision qu’en cuisine !
Dernière publication de Nathalie Louisgrand sur les émissions culinaires